Saturday, February 20

Nous, les Hommes modernes

L'homme moderne a les sens obtus, il supporte le bruit que vous savez, il supporte les odeurs nauséabondes, les éclairages violents et follement intenses ou contrastés; il est soumis à une trépidation permanente; il a besoin d'excitants brutaux, de sons stridents, de boissons infernales, d'émotions brèves et bestiales.

Il supporte l'incohérence, il vit dans le désordre mental. D'autre part, ce travail de l'esprit auquel nous devons tout, nous est parfois devenu trop facile. Le travail mental coordonné est muni aujourd'hui de moyens très puissants qui le rendent plus aisé, parfois au point de le supprimer. On a créé des symboles, il existe des machines qui dispensent de l'attention, qui dispensent du travail patient et difficile de l'esprit; plus nous irons, plus les méthodes de symbolisation et de graphie rapide se multiplieront. Elles tendent à supprimer l'effort de raisonner.

Enfin les conditions de vie moderne tendent inévitablement, implacablement à égaliser les individus, à égaliser les caractères; et c'est malheureusement et nécessairement sur le type le plus bas que la moyenne tend à se réduire.

Autre danger: je remarque que la crédulité et la naïveté sont en voie de développement inquiétant. J'observe depuis quelques années un nombre nouveau de superstitions qui n'existaient il y a vingt ans, en France, et qui s'introduisent peu à peu, même dans les salons. On voit des personnes fort distinguées frapper le bois des fauteuils. D'ailleurs, un des traits les plus frappants du monde actuel est la futilité: je puis dire, sans risquer d'être trop sévère: nous sommes partagés entre la futilité et l'inquiétude. Nous avons les plus beaux jouets que l'homme ait jamais possédés: nous avons l'auto, nous avons le yo-yo, nous avons la TSF et le cinéma: nous avons tout ce que le génie a pu créer pour transmettre, avec la vitesse de la lumière, des choses qui ne sont pas toujours de la plus haute qualité. Que de divertissements! Jamais tant de joujoux! Mais que de préoccupations! Jamais tant d'alarmes!

Que de devoirs, enfin! Devoirs dissimulés dans le confort lui-même! Devoirs que la commodité, le souci du lendemain, multiplient de jour en jour, car l'organisation toujours plus parfaite de la vie nous capte aussi dans un réseau de plus en plus serré, des règles et de contraintes, dont beaucoup nous sont insensibles. Le téléphone sonne, nous y courons; l'heure sonne, le rendez-vous nous presse…Songez à ce que sont, pour la formation de l'esprit, les horaires de travail, les horaires de transport, les commandements croissants de l'hygiène, jusqu'aux commandements de l'orthographe qui n'existaient pas jadis, jusqu'aux passages cloutés…Tout nous commande, tout nous presse, tout nous prescrit ce que nous avons à faire, et nous le prescrit de le faire automatiquement.

Paul Valéry - "Politue de l'esprit", Variété III